Du Trop de déchets - Entretien avec Annie Le Brun

jeudi 2 mai 2019

Annie Le Brun est irréductible. Depuis sa rencontre avec André Breton et les surréalistes, elle n’a de cesse d’ouvrir l’horizon, sensible et politique. Défendant dans son dernier livre Ce qui n’a pas de prix, Annie Le Brun aboutit à la conclusion qu’il faut saboter les entreprises d’enrégimentation telles que les capitales européennes de la culture. Nous l’avons prise au mot. Entretien avec l’une des dernières voix échappées de la nuit du temps.

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Lille 2004 Capitale européenne de la culture s’est tout de suite présenté comme un moyen de redorer l’image d’une région désindustrialisée ; d’effacer l’imaginaire repoussoir de Germinal réalisé en 1994, pour attirer les investisseurs. Avec « Eldorado », doit-on craindre que notre région soit l’objet d’une ruée vers l’or pour toutes sortes de nouveaux conquistadors ?

Ruée vers l’or, c’est peut-être beaucoup dire, mais vous savez que ce genre d’entreprise n’est jamais gratuite. Et comme autrefois l’arrivée des missionnaires précédait la colonisation, aujourd’hui l’offensive culturelle précède la conquête marchande de l’espace public, avec tout ce qui va avec, relégation des habitants traditionnels à la périphérie, défiguration cosmétique de l’espace urbain…

Bombaysers, EuropeXXL, Fantastic, Renaissance, Eldorado, il s’agit toujours de se projeter loin et/ou à une autre époque. Est-ce impossible pour les pouvoirs publics d’évoquer ici et maintenant ?

Que pourraient-ils célébrer de leur présent ? Le recours à un passé plus ou moins mythique a une double fonction. D’abord distraire le regard de ce qui se passe réellement. Et d’autre part, contribuer à la grande entreprise de falsification par brouillage systématique, à laquelle on nous fait participer dans le but d’anéantir toute conscience historique et, par là-même, empêcher toute distance critique.
Le fait que la région réitère si régulièrement cette politique culturelle, c’est qu’il en est tiré les résultats escomptés. À savoir, la mise en place d’espaces fictifs formatés et contribuant par là-même à fermer l’horizon imaginaire au lieu de l’ouvrir.

Nous sommes mobilisés depuis quinze ans pour des fêtes grandioses, débauches de clinquant et de bonne humeur. Sommes-nous condamnés à n’être que des rabat-joie si l’on veut proposer d’autres horizons que ceux du pouvoir ?

C’est une véritable question. Depuis toujours, le pouvoir sait la force des divertissements collectifs. C’est un formidable moyen d’occulter ce qui est en train d’être détruit comme de court-circuiter tout ce qui pourrait s’y opposer. Déjà après 2004, vous savez comment les auteurs de La Fête est finie ont analysé quelle festivité mensongère avait été mise œuvre dans ce but.
De même que cette société n’en finit pas de répandre ses produits frelatés, se définissant de plus en plus par les poisons qu’ils sont censés ne plus contenir, comment les fêtes que celle-ci orchestre pourraient en différer ?
On est bien loin des « mondes à l’envers » sur lesquels ouvraient fêtes populaires et carnavals d’autrefois quand aujourd’hui on y trouve, au mieux, le même genre de divertissement conditionné que dans les Disneyland ou parcs à thème, conçu suivant les pires techniques managériales. On a justement évoqué quel cheval de Troie pénétrait ainsi l’espace populaire, pour redessiner la prison des parcours obligés et, ce faisant, amener chacun à intérioriser, jusque par la fête, l’impossibilité d’en sortir. Car c’est de cela dont il faut nous convaincre. Dès qu’on en est conscient, il devient plus facile d’envisager d’autre forme de réjouissance. D’ailleurs, si j’ai bien compris, telle est bien votre intention.

Comme depuis 2004, Lille3000 ornera le centre-ville de sculptures monumentales. Dans Ce qui n’a pas de prix, vous relevez cette course contemporaine au gigantisme artistique. Quel est son rôle selon vous ?

Le gigantisme est une caractéristique majeure de l’art prétendument contemporain promu dans le monde entier. Étant donné la collusion de la haute finance et des promoteurs de cet art devenu « l’art des vainqueurs », ce gigantisme constitue d’abord la plus directe façon de nous faire admettre la brutalité de la privatisation de l’espace public, à laquelle nous assistons de plus en plus impuissants, qu’il s’agisse de la publicité ou du sinistre relookage des villes.
Ce n’est pas un hasard que les réalisations de l’art contemporain, plus énormes les unes que les autres, provoquent la sidération. C’est d’ailleurs la première qualité que leur reconnaissent les historiens d’art. Car cette sidération analogue à celle provoquée par les effets spéciaux, fait prévaloir la sensation sur toute représentation. Elle présente non seulement l’avantage de suspendre tout esprit critique comme d’imaginer la possibilité d’un ailleurs. Mais aussi elle nous fait participer physiquement à la grande transmutation de l’art en argent et de l’argent en art. On ne saurait négliger la véritable valeur pédagogique de cette sidération servant autant à nous accoutumer à la prison de ce qui est, qu’à nous dissuader de chercher à en sortir.

Pour justifier son Eldorado, Martine Aubry nous dit que « Nous avons besoin de rêver ». Sur le papier, l’auteure de Du Trop de réalité peut difficilement s’en offusquer. Qu’est-ce qui vous distingue alors de ces grands événements qui convoquent volontiers l’imaginaire fantastique des métamorphoses, de l’extravagance, des formes hybrides, si ce n’est du surréalisme ?

La grande nouveauté de ce temps est qu’on est passé du « trop de réalité » à un « trop de déchets », c’est-à-dire à un monde qui ne peut plus ni contrôler ni réguler les nuisances qu’il produit dans tous les domaines, avec les désastres humains en résultant. Situation catastrophique qu’on veut nous faire accepter, tout en la déniant par la marchandisation de tout. De sorte que dans sa frénésie à ouvrir de nouveaux marchés, le capital en est passé à la phase de colonisation de notre espace intérieur.
Il s’agit d’une offensive sans précédent. Dans cette perspective, l’espace du rêve est le premier visé, le but étant d’en finir avec l’incontrôlable de ce qui n’a pas de prix. Rien d’étonnant à ce qu’on assiste à un recyclage éhonté de tous les grands mythes. Mais pour les reformater et en neutraliser le contenu.

« Eldorado » réduit l’Humanité à une soif prétendument congénitale de découvertes, d’innovations, de dépassement de soi et des frontières (de la connaissance ou de la perception). Il est alors aisé d’associer les artistes aux chercheurs et aux entrepreneurs. Pourquoi les artistes gardent cette image désintéressée, contrairement aux deux autres figures majeures de l’économie moderne ?

Il faut se souvenir que le mythe de l’Eldorado, apparu au XVIe siècle, est celui de l’existence d’une contrée regorgeant d’or. Le choix de ce thème est significatif, d’autant qu’on le présente faussement comme un équivalent de celui de l’Âge d’or. Il n’est même plus de distinguer entre chercheurs, entrepreneurs et artistes, tous sont enrôlés dans la même course au profit, sous prétexte de découvertes et d’inventions voire d’utopie.
Que l’art soit associé à cette entreprise est essentiel, c’est justement sur l’illusion d’un geste artistique, traditionnellement associé à une gratuité, à une générosité de nature, qu’il est aujourd’hui misé, afin de masquer quel est désormais l’assujettissement de l’art contemporain à la finance. À cet égard, on sait combien rares sont les artistes actuels qui peuvent prétendre échapper à cette falsification. Il y va non seulement de cette domestication de l’art par le capital, mais il est consternant de voir comment presque tous les artistes s’en accommodent jusqu’à devenir les agents actifs de la nouvelle domestication orchestrée par le capital au moyen de l’art et relayée par les grands musées du monde entier. Telle est la raison d’être du réalisme globaliste dont j’ai parlé.
Au lieu de « chercher l’or du temps », comme André Breton le voulait, la grande affaire est désormais de soumettre toute existence au temps de l’or.

Lille3000 adore les œuvres qui brouillent les repères, désordonnent les sens, proposent des formes mutantes et décalées. Quel monde cela nous prépare-t-il ?

Un des maître-mots de l’art prétendument contemporain est hybridation. Artistes et historiens de l’art en raffolent. À juste titre, car il rend compte d’abord du recyclage intensif, dont se nourrit leur activité, non seulement faute d’inventer quoi que ce soit mais aussi pour affirmer et légitimer la réalité génétiquement modifiée qu’on veut nous faire prendre pour la vie.
Ce monde est tellement dégradé que la notion d’ersatz en est même devenue obsolète. Pour qu’il y ait ersatz, il faut qu’il y ait un original auquel se référer. Or, c’est jour après jour que sont dénombrées des nuisances irréversibles, non seulement concernant l’environnement, l’agriculture et dans une multitude de domaines, allant de la chirurgie esthétique à l’urbanisation.
L’incroyable fortune de la formule « Ceci n’est pas… », désormais utilisée à tout propos, est des plus éclairantes. Comme si le fameux tableau de Magritte « Ceci n’est pas une pipe » était devenu le modèle d’une nouvelle façon de voir et de se comporter, dont le propre est de nous faire accepter la réalité de plus en plus trafiquée dans laquelle nous vivons, tout en ayant l’air de la dénier. S’y gagne une attitude de surplomb qui, se déchargeant de toute responsabilité, renvoie au cynisme des maîtres, jusqu’à se réclamer d’un humour du « second degré », dont usent et abusent les publicistes, tout en propageant la désensibilisation qui va avec.
La conséquence de cette terrible inconséquence est que, sans en être conscient, chacun participe à l’expropriation de soi-même, pris au piège de ce présent sans présence que nous voilà condamnés à vivre, et qui est devenu le paradigme de ce temps.

« Eldorado » convoque le mot d’ordre des paysans révolutionnaires mexicains « Tierra y Libertad », ou bien encore « l’élan libertaire » des zapatistes. N’est-ce là que pur cynisme de la part d’une métropole bétonnée et polluée ?

Dans l’entreprise mondiale de recyclage dont j’ai parlé, celui de toutes les formes du négatif est essentiel. Ainsi n’est-il plus aucun signe de révolte qui ne risque d’être non seulement neutralisé, non seulement détourné mais contrefait. Tout est bon, du plus dérisoire au plus radical. Il suffit de regarder les publicités de Nike qui depuis quelques années joue à fond sur la « rebellitude », et récemment en utilisant le geste d’insoumission du footballeur américain Colin Koepernick.
Le capital n’en est plus à une contradiction près. Au contraire même : son but étant de dénier ce qu’il a provoqué, tout en s’y référant sans vraiment le reconnaître. Car il n’est pas de meilleure opportunité pour ouvrir tous les marchés de réparation, à commencer par celui du « bio » et toutes les marchandises « sans… », « sans paraben », « sans conservateurs », c’est-à-dire sans les poisons avec lesquels nous avons été intoxiqués pendant des décennies.
C’est pourquoi, plus la situation s’aggrave, plus cette politique de déni devient cynique. Et maintenant tout particulièrement avec la nouveauté du luxe éthique qui, de Cartier à Benetton, reconnaît, entre autres, les méfaits de l’ancienne colonisation pour mieux camoufler ceux de la nouvelle colonisation que constituent les délocalisations s’accompagnant de toutes les marchandisations de la misère. Sans parler du féminisme aujourd’hui promu par les industries du luxe, tel Dior, jouant depuis toujours de symboles censées être ceux de l’aliénation féminine et qui produit désormais ses tee-shirt à quelques centaines d’euros ornés de slogans pour inciter à la révolte féministe.
On pourrait multiplier les exemples de ce changement de stratégie mais venant servir le but hégémonique de lobbies financiers qui nous vendent du code éthique en série pour nous convaincre que tout peut s’arranger. Autrement dit, qu’il n’y pas d’autre réalité, il suffit de les laisser aménager celle qu’ils nous imposent pour découvrir notre bonheur de consommateur « équitable ».

La culture n’existe plus que comme événements pour lesquels les « acteurs culturels » et leurs « médiateurs » sont chargés de « mobiliser » des « publics ». Qu’est-ce que cela dit de la culture, et donc de notre époque ?

Au même titre que la vie politique, tout ce qui touche à la culture est désormais entièrement régi par les lois du management. Ces événements sont produits comme des événements commerciaux, avec le marketing qui va avec. C’est un stade de plus dans la guerre pour la marchandisation de tout et d’autant plus sauvagement menée à travers l’art contemporain contre ce qui n’a pas de prix. Malheureusement, on a l’impression que peu d’artistes et intellectuels envisagent la possibilité de s’y opposer. Au contraire, il est consternant de voir les uns et les autres s’y précipiter pour travailler à une véritable domestication sensible. Que tous n’en soient peut-être même pas tout à fait conscients n’en rend que plus inquiétante l’installation de cette servitude tout à la fois volontaire et involontaire.

Dans Ce qui n’a pas de prix, vous relevez la multiplication des « installations » et des « performances ». Qu’est-ce que ces formes d’art inaugurent comme société ?

Les mots ne sont pas innocents. Il est intéressant de constater que la notion d’« installation » vise à affirmer la visibilité de qui en est l’auteur. Telle est d’ailleurs une des qualités essentielles aussi bien recherchée dans le monde des affaires que dans le monde artistique, l’un et l’autre étant de plus en plus déterminés par l’univers numérique, où la visibilité est une question d’existence. Nul doute que l’installation répond à cette injonction à prendre place dans ce monde, dont il faut absolument être, sous peine de devenir quantité définitivement négligeable.
Quant à la notion de « performance », elle est en parfaite adéquation avec nos sociétés gouvernées par le nombre, et dans lesquelles la course au record se confond avec la course au profit pour témoigner de quel basculement du qualitatif au quantitatif nous sommes en train de devenir les victimes inconscientes.
Tant et si bien que la multiplication de ces modes d’expression me semble venir malheureusement illustrer la réflexion prémonitoire qu’Arthur Cravan faisait en 1912 :
« Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes et on aura toutes les peines à y découvrir un homme ».

Il serait temps de s’en souvenir et d’en tirer quelques conséquences.

Annie Le Brun
mars 2019

La fête est finie de Nicolas Burlaud est un film documentaire produit par le collectif Primitivi.

Photo : Eric Batistelli.